Outre-mère – Dominique Costermans

Le paradoxe de ce roman, son paradoxe passionnant, c’est que le secret le plus crucial apparaît moins dans une révé­lation – vite livrée au lecteur – que dans les moments anxieux, obstinés et rebondissants de son dévoilement tentaculaire. (Ed. Luce Wilquin).

Outre mere

En mai 1969, alors que Lucie s’apprête à passer sa première communion, sa mère et son père lui demandent de choisir une image pieuse pour l’évènement. Sa mère ajoute que pour le texte ils savent déjà : et elle lui montre une illustration au dos de laquelle est écrit « Hélène Morgensten, en souvenir de la première visite de Jésus dans mon cœur, le 15 mai 1946. » « C’est qui, Hélène Morgenstern ? » demande Lucie. « C’est une amie de classe » se contente de lui répondre sa mère. Avec le même prénom que ma mère? s’étonne la jeune Lucie, mais elle garde ses pensées pour elle, consciente déjà qu’il y a dans cette famille des questions que l’on ne pose pas. Et cette Hélène Morgenstern, qui est bel et bien sa mère, est porteuse de nombreux et lourds secrets que Lucie, désormais adulte, s’emploie à découvrir malgré la ferme désapprobation et le mutisme maternels.

Dans ce livre, c’est la difficile et longue quête des origines qui est retracée. Sous une forme décousue, tant il est vrai que c’est rarement en une fois que l’on découvre ou comprend sa famille. Ce sont des souvenirs sous forme de flashs, des rendez-vous aux archives, des lettres reçues et envoyées qui ponctuent ce roman. Quelques informations lâchées du bout des lèvres par une mère prisonnière d’un passé qu’elle n’affronte pas ou qu’elle refuse de transmettre à son héritière légitime. C’est donc « Outre-mère » que se fait cette enquête, forcément complexe et longue, ponctuée d’avancées soudaines et de phases de stagnation.

La construction du livre est réussie, par des paragraphes et des chapitres courts, passant rapidement d’un fait à un autre, évitant la lassitude chez le lecteur. En soi ce n’est pas l’histoire en elle-même de cette famille qui est le sujet du livre, mais bien plus les mécanismes qui font que l’on tait, cache, réinvente, et déforme une histoire familiale. L’auteure approche les fantômes et les fantasmagories qui hantent nos arbres généalogiques, souvent bien différents des vérités crues et dures. C’est aussi la question du difficile et  complexe héritage des enfants et petits-enfants de tortionnaires et délateurs de la seconde guerre mondiale. – Lorena Audouard

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Outre-Mère est le récit d’une quête, une quête effrénée, obsessionnelle de son histoire dans l’Histoire, de ses origines, de son identité. Lucie narratrice, fille et enquêtrice, questionne et interroge sans relâche, dans le silence de l’enfance d’abord, puis au cours de recherches administratives et d’échanges ensuite jusqu’à la parole délivrée auprès de sa mère, Hélène, au cœur de ces secrets qui pèsent.
Lucie raconte et est racontée. La première partie du roman peine et nous perd un peu à changer ainsi de voix et d’adresse, dans une logique narrative qui m’a échappé et que j’ai trouvée laborieuse. On patauge un peu dans ce dédale d’informations, dans cette généalogie aux ramifications multiples avec en personnage central et d’emblée révélé dans son horreur le grand-père, Charles Morgenstern.
« J’écris avec lourdeur. J’aligne les faits. Je les organise industrieusement. Je me sens incapable de broder, d’allonger la sauce ; incapable de faire appel à mon imagination pour décrire les contextes et les lieux, le physique des personnages. Incapable ou interdite ? De page en page ce récit me paraît plus sec qu’un rapport de police. » Incapable ou interdite, la question est posée et le lecteur ressent avec l’auteure cet empêchement malgré ce qui l’habite, l’anime et l’obsède. Interdite par une mère, Hélène, tout à la fois emmurée et impériale, mutique et invasive car les blessures vivaces brûlent d’être tues et brillent leurs flammes de vouloir exister et crier une douleur non-dite. De très beaux passages parlent de cette mère ambivalente, défendue dans sa sévérité, dans sa plainte et son emprise, pour ne jamais dire sa peine mais la prôner en étendard afin de s’assurer le premier rôle et l’attache de ses enfants.
« Il me semble parfois que ma mère n’est qu’un trou noir de souffrance (…) ».
Mais à l’instar des trous noirs, toute consolation est immédiatement absorbée par sa force de gravité, ce qui alimente le système en énergie. « Tout l’art pour moi consiste à me ternir au bord de la zone d’attraction sans y tomber ». Hélène est centrale dans ce récit et nomme le chapitre de la deuxième partie intitulée « l’œuvre au noir ». Première phase d’une transformation alchimiste qui changera le plomb en or : l’enrayement de la première partie, « la quête », pour arriver à « la délivrance ». L’écriture de fait s’en ressent et devient plus fluide, plus juste, respire enfin d’être consolée.
La réussite de ce récit réside selon moi dans l’écriture du secret qui asphyxie les enfants, une filiation, un arbre. La honte et le malheur se transmettent et font leur lit dans le silence ordonné, induit, menaçant, de l’indicible à confier. Lucie fait « le choix de faire la lumière sur les zones d’ombres et d’éventer les secrets » et nous embarque dans cette mission honorable et intelligente. « Je sais que les secrets de famille se nourrissent dans l’ombre de nos inconscients restreignant la part de liberté de ceux qui les subissent ». Par devers soi, au-delà de nos consciences, outre les mères, toutes les mères (les arrachées, les quittées, les exilées, les adoptives, les substitutives, les endeuillées) se faufile le venin du secret surtout quand il est vil, laid, effroyable et honteux. Le premier roman de Dominique Costermans réussit à parler le poison infiltré dans nos généalogies quand on tait les douleurs et les crimes. « Nous étions là, tous les trois figés sur le seuil de sa douleur, nous qui croyions être toute sa vie : nous n’étions qu’en marge de quelque chose de terrible, vains petits palliatifs de sa blessure ».
L’écriture est droite, directe et franche et parle très bien la souffrance d’un insondable quand on est pris dedans sans rien y comprendre, quand on porte un héritage, une culture, une identité que l’on n’a pas le droit d’adopter. Et au sujet de la judéité héritée après laquelle Lucie court, pour se raccrocher et appartenir, alors qu’elle gravite encore autour de sa généalogie qu’elle n’ose révéler, elle organise des rencontres avec les petits-enfants des familles touchées par la shoah : « Leur destin s’est construit sur une injonction paradoxale tacite : oublie, n’oublie jamais. Oublie car être juif c’est mortel. N’oublie jamais sinon ils sont morts pour rien ». Ce récit témoigne d’une enquête, d’un questionnement pertinent et courageux et démontre comment un pas de côté offre à éclairer autrement une histoire, la sienne, et à ouvrir d’autres possibles : un avenir soulagé.
Récit, enquête, récit d’une enquête ou roman ? Ou « pré-roman » ? Œuvre au noir peut-être ? Pour transformer cette nécessaire recherche témoignée et déposée en un roman qui ferait revivre tous ces personnages hauts en couleur, en amour, en drames, qu’on ne fait que survoler dans ce récit alors même qu’ils semblent présenter des personnalités riches et ce même, pour certains, dans l’impassible cruauté. Après les avoir pleurés –« est-cela ma mission : pleurer pour tous ceux qui n’ont pu le faire avant moi ? »- après les avoir libérés, leur prêter une plume déjà existante et une voix pour raconter des vies et des cœurs. – Karine Le Nagard
 
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Combien de familles souffrent de ces zones blanches, ces non-dits qui entourent certains de leurs membres au moment de la seconde guerre mondiale ? Suffisamment pour faire le sel de nombreux romanciers qui puisent là matière à récit poignant. Encore faut-il arriver à faire d’une quête personnelle un témoignage universel. Dominique Costermans y parvient avec brio et permet au lecteur une empathie presque immédiate avec Lucie face au silence de sa mère, Hélène sur tout ce qui touche à sa famille paternelle. Une mère qui refuse farouchement d’expliquer ce silence et c’est malgré elle que Lucie effectuera cette quête pour reconstituer tout un pan de ses racines, de ses origines sans lequel elle ne peut pas elle-même transmettre son histoire. D’où ce superbe titre, « Outre-mère ». Aux côtés de Lucie nous découvrons donc le passé et la vie de Charles Morgenstern, le père d’Hélène qui avait choisi le mauvais côté pendant la guerre, ça, nous le savons très vite. Mais ce n’est que le point de départ car il y a de nombreuses questions à élucider de nombreux morceaux à rassembler pour que le puzzle prenne forme et que l’histoire puisse enfin être racontée.
Ce premier roman est à classer aux côtés de celui de Séverine Werba, le très beau « Appartenir« , « Le Carré des Allemands«  de Jacques Richard ou encore plus récemment « Nous, les passeurs«  de Marie Barraud. Des histoires différentes mais une même quête, ce besoin de savoir d’où l’on vient pour pouvoir continuer. La génération précédente était peut-être encore trop proche des événements, celle-ci (les petits-enfants) prend donc l’initiative avec peut-être le recul nécessaire pour cette plongée en apnée dans un passé qu’il s’agit avant tout de connaître et d’accepter comme un élément qui les constitue. L’auteure nous offre un texte fort et poignant et apporte avec talent sa pierre à l’édifice de la nécessaire compréhension d’une époque. – Nicole Grundlinger
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« Une belle lecture qui avait pourtant mal débuté » : sur son blog, Héliéna explique comment elle a fini par se laisser capter par le fil narratif suivi par Dominique Costermans. Voir sa chronique.

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