« Francine fuit. Chaque minute, chaque jour, chaque rencontre, chaque souvenir. Elle fuit. À bord du 96, bus dont elle connaît chaque recoin, chaque arrêt, chaque chauffeur. Elle fuit. Elle écoute et observe. Parler ? Dire ce qui lui brûle le palais ? Elle en crève d’envie mais elle a oublié, tout comme pleurer ».
Alors, Francine, elle se précipite. Pas le choix. De bus en bus, elle bouge Francine. Dans tout Paris, elle décampe. Tous les jours. Jour après jour et du matin au soir. Elle dépend de ce vertige. Celui qui prend Francine dès qu’elle est immobile. Dès qu’elle stationne. Les chauffeurs ne peuvent pas savoir que c’est lui qui la jette en avant. Que c’est lui qui la précipite dans leurs bus et l’en expulse avec la même autorité. Le vertige qui survient irrésistiblement dès qu’elle se pose quelque part, comme une force supérieure qui veille à ce qu’il ne lui pousse jamais la moindre racine.
Sans doute parce que Francine est trop enfouie-envahie par son histoire. Elle est comme plombée par cette vie de misère qui lui colle à la peau et qui, jamais, jamais n’est racontée. Partagée. Elle voudrait pourtant. « Elle a ça au bout de la langue. » Mais ça ne sort pas. Francine est une plaie-secrète-enfouie-jamais-dite.
Pourtant, dans la vie, il y a des chemins de traverse. Des voyages imprévisibles. D’autres possibles. « Il faut juste attendre son tour ».
Ce roman est un peu particulier du fait de son sujet et de ce personnage central rempli de silence et de solitude. Qui tourne en rond, autour d’un point mort. Cette Francine nous semble si triste, si vide. Si sèche. Elle nous tord un peu le bide, Francine. Pourtant, ce roman est impossible à lâcher. Pour Francine d’abord. Et pour l’espérance aussi. Pour les mots d’Alain Souchon que j’ai fredonné durant toute ma lecture…
La vie ne vaut rien. Rien.
La vie ne vaut rien. […]
Là je dis rien, rien, rien
Rien ne vaut la vie.
[Alain Souchon, La Vie ne vaut rien]
C’est un roman donc qui n’est pas toutafé joyeux. C’est une histoire forte qui raconte ceux qu’on ne voit jamais. Les sans-paroles. Les invisibles. Les qui-valent-rien. C’est un roman qui fait penser les autres autrement. Qui dit la vie aussi, la joie et les rencontres qui changent tout. Surtout quand il ne reste rien. Rien. Juste la vie.
J’ai mis un peu de temps à lire cette histoire. J’ai mis aussi un peu de temps à écrire ce billet. Je crois que je peux dire maintenant que j’ai beaucoup aimé ce roman. – Framboise Lavabo
D’elle, on ne connaissait que la légèreté colorée d’une Gloria pétillante d’humour et de mauvaise foi, voici qu’elle nous révèle, à mots comptés, une Francine à la douloureuse transparence, traînant, le cœur lourd, ses casseroles de plomb sur la ligne 96 des bus parisiens.
Elle est agaçante cette Francine, petite souris grise et terne glissant sans bruit dans sa propre existence, toute à l’observation de celle des autres, prisonnière à perpétuité de son histoire sans joie, de son appartement trop propre, du trapèze de ciel qui s’offre à sa vue, de son incapacité à créer un vrai lien, même avec sa propre fille. Elle est surprenante de jeter soudain son dévolu sur cette jeune femme étrange et évidemment, éminemment, exagérément toxique, croisée sur sa ligne de bus, sa ligne de vie habituellement sans surprise. Elle est émouvante, pour finir, lorsqu’ elle accepte de mettre pied à terre pour entrer, enfin, de plein pied dans sa vie.
Malgré les chaos du chemin, les déviations qui déboussolent et donnent l’impression de se perdre, l’éclairage parfois un peu terne, la température aléatoire, le style sobre, fluide et enlevé de Marianne Maury Kaufmann donne envie de suivre sa ligne jusqu’à un terminus joliment surprenant. – Magali Bertrand
Mais les silences ont besoin de respirer, de faire face à tous ces souvenirs enracinés, ces traumatismes indélébiles, ces encres que l’on croit disparaitre et qui renaissent à la faveur d’une flamme incandescente, une rencontre comme peut l’être une tempête, une bourrasque, une violence.
Un roman qui nous prend à la gorge par ce rythme saccadé, humain, sensible, soutenu, tel un bus qui prend son élan et marque l’arrêt soudainement. L’émotion accentue le rythme. La précarisation d’une vieillesse fantôme, nous saute à la gorge, la solitude, l’absence trop présente, les souvenirs qui embrasent la vie, empêchent de respirer et explosent dans une violence inouïe. Une tendresse que l’on devine et devient palpable, à fleur de peau, infiniment belle et humaine, bienveillante, comme un irrépressible besoin d’amour, une ville comme un paravent, un personnage référent. L’écriture saccadée de Marianne Maury Kaufmann s’étoffe nous donne air et vie, délicatesse et humanité. Et il est beau de se laisser glisser au côté de Francine, de rencontrer ses silences, sa solitude, de ressentir la puissance de la ville, son vrombissement, ses rues comme avenues, de ce qui bat, structure, fait fuir ou exister. Il est beau de ressentir la force qui nait d’une rencontre même si celle ci est nuisible, éphémère, toxique, de lire cette force de renaissance, de vouloir redonner vie, contour, parcelle de lumière, de fragilité. Redonner vie. Derrière les rideaux, derrière les âges et les rides, ce passé qui colle aux pieds et empêche d’aimer, d’être aimé, de ressentir l’amour, exister. – Sabine Faulmeyer
Francine, c’est plutôt une femme qui renaît, à l’âge de la retraite, qui se découvre, s’apprivoise et tente de s’ouvrir au monde. Rassurée par les mêmes gestes et les mêmes trajets, quotidiens, elle frôle la jouissance émancipatrice quand, elle se perd dans la ville et dans la vie, pour sauver l’humanité en devenir d’une jeune femme au regard vide. C’est elle même qu’elle souhaite sauver, même si elle ne le réalise pas immédiatement. L’exercice n’est pas simple, Marianne Maury-Kayfmann offre au lecteur une plongée dans les abîmes d’une vie de silence, de morsures et de poids. Le tour de force de faire revenir cette vieille femme revêche dans le tourbillon de la vie est un combat.
Nous-même, lecteur , avons le sentiment de batailler pour suivre les pérégrinations de la vieille femme, ne pas la perdre, notre lecture ne tient qu’à un fil. – Anne Richard
« Francine échange surtout avec ceux qu’elle tamponne dans les rues. Elle tamponne puis présente ses excuses auxquelles on répond, et c’est déjà une voix qui s’adresse à elle »
C’est dire l’étendue de sa solitude. Les relations avec sa famille, sa fille, se sont construites sur des malentendus, ces méprises ordinaires qui animent dramatiquement les rencontres festives imposées par le calendrier.
Et puis, l’irruption soudaine d’une curieuse femme en vison et bottes militaires, croisée au cours des multiples trajets en bus qui emplissent ses journées, va totalement changer le quotidien assez désespérant de la vieille femme.
Malgré l’insistance (volontaire) de Marianne Maury Kaufmann pour dresser un portrait négatif de son héroïne, il est impossible de la détester. Et même impossible de ne pas l’aimer. Même si peu à peu on ne découvrait pas les douloureux souvenirs qu’elle porte, le veuvage, la Shoah, Francine incite à l’empathie. On n’arrive pas à y croire, à cette méchanceté affichée et ostentatoire.
Cela parle de la vieillesse, du poids de l’histoire, petite ou grande, de la solitude, mais cela reste lumineux. La plume délicate et sensible de l’auteur rend possible ce qui pourrait sembler une gageure, éprouver une grande tendresse pour un personnage négatif. – Chantal Yvenou
Il est aussi question de solitude et de rapports familiaux ; Francine est veuve et a du mal à communiquer avec sa fille.
Il est question enfin d’une rencontre improbable qui va évoluer en relation toxique, d’une « emprise » qui fait rêver d’une « nouvelle vie » …
Et puis, il y a toujours le passé qui revient, le traumatisme d’être née en 1939 à Varsovie, « le pire endroit sur terre », les fêtes de Noël qui approchent et ce parcours routinier qui s’écrit en la forme circulaire d’allers et retours sur une ligne d’autobus. On tourne en rond et cela semble sans fin.
Le traitement de l’errance mentale est original. Ce roman est très bien écrit. La notion d’espace-temps s’étire et se réduit selon que l’on considère les durées des trajets, leurs interruptions et leurs reprises et les évènements rapportés. Tout devient prétexte à interprétation : les surnoms donnés aux chauffeurs, les postures des autres passagers, les boutiques visitées…
Les personnages sont campés à travers le point de vue de Francine, de sa vision pessimiste de la vie, des souvenirs qu’elle traine… C’est très noir, comme si un voile sombre enlaidissait tout, comme si l’héroïne nous entrainait à sa suite dans sa routine mortifère. Je n’ai pas cru à la fin possible…, certaine que Francine va retourner dans le bus 96 dans les jours à venir et recommencer son impossible quête d’un endroit ou d’une personne pour déposer son fardeau.
Voilà une lecture bien singulière pour moi. Ce roman ne m’a pas plu et pourtant je lui trouve des qualités indéniables.Ce n’était peut-être pas le bon moment pour le lire. – Aline Raynaud
Elle sent bien qu’elle est passée à coté de sa vie, elle qui traîne derrière elle le boulet de la Shoah (ce pourrait être autre chose), toujours soumise aux diktats de son mari (ça l’arrangeait bien de ne pas prendre de décisions). Maintenant qu’elle est tout à fait seule que faire de sa vie, elle qui est la solitude incarnée? Elle ne peut rester en place, sa bougeotte perpétuelle est en fait un appel au secours. Elle aimerait tant communiquer avec les gens qu’elle croise dans le bus et dont elle invente les vies mais il y a un blocage dans sa tête et souvent ce qu’elle entreprend n’aboutit qu’à des relations manquées.
Le jour où elle rencontre une autre paumée qui semble avoir besoin d’elle, elle se sent revivre. Elle se toque de cette marginale qui donne un sens à ses interminables journées d’errance. Il lui faudra du temps pour admettre la toxicité de cette rencontre mais sa vie a repris du sens.
Ce n’est peut-être pas assez abouti mais j’ai lu ce roman comme un émouvant conte de Noël. J’ai ressenti de l’empathie pour cette Francine que, pourtant, l’auteure ne nous décrit pas sous son meilleur aspect. Ce second roman est une réussite et maintenant, en prenant le bus, je vais penser à celles qui y passent leur journée pour fuir la solitude. – Françoise Floride-Gentil
Francine, l’héroïne, charrie derrière elle une vie de chagrin du temps où elle s’appelait Eda et vivait à Varsovie. Elle ne raconte pas, elle ne le peut pas. Alors, elle bouge. Avant, elle marchait, désormais elle prend le bus, le 96 plus précisément et passe sa journée à vadrouiller d’un arrêt à l’autre. Sa fille, Roni, elle ne la voit presque pas et la voir est douloureux. Son mari, Jean, est décédé. Dina, sa voisine « retouchière », elle la fuit. Restent les chauffeurs de bus qu’elle affuble de surnoms, mais auxquels elle n’adresse pas davantage la parole. D’ailleurs, « Les machinistes se posent sans doute parfois la question de savoir ce qui leur vaut cette compagnie, même si, à leur poste, rien n’étonne plus. En tout cas, ils ont bien compris qu’elle ne va nulle part… Ils ont aussi compris que son nulle part elle y va seule. Elle est seule dans la vie tout court, supposent-ils. » Drôle de femme cette Francine qui un jour rencontre une jeune fille… Avril de son prénom… A elle, sera-t-elle capable de parler ?
Le début du roman me fut difficile, j’avais l’impression qu’il ne se passait pas grand-chose, je ne comprenais pas ce que cherchait Francine, je courais après elle sans savoir où elle allait, ni moi non plus. Et puis, la plume de l’auteure, parfaite pour décrire l’agitation, mais aussi les ombres et parfois la lumière m’ont cueillie et j’ai continué. L’écriture reste pour moi le bon point de ce roman, je l’ai trouvée belle. Mais ça n’a pas suffi. Pas davantage les cliffhangers que l’auteur utilise pour doper l’attention du lecteur, ni même la fin, pourtant pleine d’espoir, ou encore le personnage de « Poutine » qui seul a su m’attendrir.
Alors pourquoi ? Pourquoi n’ai-je ressenti aucune empathie ni pour Francine ni pour la Bougie, ou plutôt Avril. Pourquoi n’ai-je pas été touchée par la vie, les failles, les faiblesses, les chagrins sans doute, de ces femmes ? Pourquoi ne leur ai-je à aucun moment trouvé quelconque intérêt ? Sans doute parce que je n’ai pas tout compris de l’objectif visé. Plus sûrement parce ce n’était pas le bon moment pour moi de lire une telle histoire.
Je le regrette, mais ce roman m’aura laissée à la porte du bus 96. – Geneviève Munier
Francine se tait car personne ne souhaite l’écouter. Alors, elle emprunte inlassablement le bus 96, chaque jour, jusqu’au terminus en changeant régulièrement de rame et de place. Toute la journée, elle traverse Paris dans ce bus 96, puis le soir, elle rentre chez elle. Et le lendemain encore, ce bus, à la recherche d’une oreille qui voudra bien entendre son histoire.
Mais écouter Francine, ce serait prendre sa douleur. Une douleur bien trop grande pour sa propre fille : « Parce qu’on en revient toujours à ça. A ce malheur qu’on ne lui pardonne pas. A ce fil noir, qu’il conviendrait qu’elle tranche. Allons ce qui les sépare, sa fille et elle, Francine le sait bien, ce sont les larmes. Celles qu’elle ne peut pas verser ».
A force de bus, il est fatal qu’on rencontre une semblable. Est-on toujours seul, le jour où l’on rencontre une autre solitude ? Une autre souffrance qui ne parvient pas à se dire ? Il suffisait de peu de chose pour que Francine lève la tête, une main même pas tendue, un visage sans bonté. Juste une autre solitude. Pour se regarder différemment. Pour se reconnaitre. Se retrouver.
Plus que dire, il fallait à Francine la simple possibilité de dire. Juste avoir le droit de parler. Sans forcément en user. Que quelqu’un l’autorise. Et cette tâche si sombre sur le buvard pourra peut-être s’estomper ? – Céline Bret
Très perplexe lors de la lecture des premiers chapitres car l’écriture surprend dès le départ, le lecteur se retrouve projeté littéralement dans la tête de Francine, pèle mêle dans ses pensées, brutes de fonderie. Une écriture tourmentée qui se déverse sur le lecteur comme un flot impossible à endiguer. C’est souvent un joyeux cafouillis dans lequel il est facile de se perdre. Mais très vite le charme de la vieille femme bougonne agit. Qui ne connait pas dans son entourage « une Francine » ? Finalement Francine est très attachante.
Le livre est agréable à lire, il va à l’essentiel, sans chichi. On est au milieu des gens que Francine croise sur son chemin, quels qu’ils soient, les gens de tous les jours, de notre quotidien, avec leurs dimensions uniques … ils nous intriguent davantage au fil des pages, de l’avancée du voyage intérieur de Francine et des préjugés qui explosent… – Françoise Le Goaëc
Comment vit-on lorsque l’on se trouve dans l’incapacité de tisser un lien ? Quand le poids du passé écrase tout, empêche la moindre légèreté et que même l’enfance fut synonyme de malheur, d’horreur et de cruauté ? Quand la solitude est entretenue par le vide abyssal de la grande ville impersonnelle ? Où se niche l’espoir ? C’est le thème de ce roman, et c’est tout simplement bouleversant.
Varsovie – Les Lilas. C’est la trajectoire de Francine, qui, à soixante-ans bien tassés passe ses journées dans le bus 96, terminus Porte des Lilas. Elle ne peut tout simplement pas rester en place, seule dans son petit appartement. Alors ce bus, cette ligne qu’elle connait par cœur et dont elle observe les passagers et, à travers eux, la vie de la cité. De toute façon, le silence, elle est habituée. Son mari, décédé, l’imposait chez eux. Elle ne voit pas grand monde, Francine. Sa fille, de loin en loin. Sa petite-fille, à peine. C’est comme si elle ne savait pas être au monde. Dans son corps, il y a le souvenir de sa naissance à Varsovie en 1939, quelques semaines avant que la guerre n’éclate ; la séparation d’avec ses parents. La déportation de sa mère, son sauvetage à elle, miraculeux. Et de longs mois de peur et de misère avant que sa mère ne réapparaisse. Ou ce qu’il en restait. Depuis, Francine marche, et, l’âge venant, emprunte le bus. Elle cherche celui ou celle qui pourrait recueillir son histoire…
Et à travers le regard de Francine, ce que le lecteur observe c’est la solitude urbaine, la façon dont un individu n’est rien pour celui qui le croise. Les faux liens qui se tissent par nécessité – le boucher, le boulanger… – et qui quelque part donnent l’impression d’exister. Entrer dans une boutique, essayer des vêtements, prendre soudain corps dans l’œil de la vendeuse. Mais sortir sans acheter et disparaitre encore. Les regards effleurent seulement. Même celui de sa fille ne va pas au-delà de la façade affichée par Francine, ne prend pas le temps de découvrir la femme derrière la mère, et ce passé qui submerge la sphère émotionnelle. C’est en jetant son dévolu sur une femme à l’air paumé, en voulant l’aider que Francine va tenter de renouer avec ce qui tisse les liens sociaux. Pourtant, le déclic viendra d’ailleurs et par surprise.
Si la solitude et la détresse sont palpables, si l’on perçoit avec une rare acuité ce que signifie « être transparent », l’espoir et la lumière ne sont jamais absents. La plume de Marianne Maury Kaufmann progresse tout en finesse, aérienne dans les descriptions, précise dans les sensations, équilibrée dans les sentiments. D’une marque d’intérêt jaillit la lumière, et, d’une poupée à l’autre, s’esquisse la possibilité d’une réconciliation. – Nicole Grundlinger
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