Sous la mitraille – Pierre Théobald

A peine 24h après sa rencontre avec les détenus de la maison d’arrêt du Mans le 24 juin dernier, Pierre Théobald nous a livré ce texte. Discussion, atelier d’écriture et moments forts. Dont les mots, toujours, se font vecteurs essentiels.

Boys Prison

 

Ils étaient une vingtaine, on était trois, Charlotte, Eglantine, des 68 premières fois, et moi.

Ils étaient vingt, avec des questions nulle part notées, aucunement préparées, avec des questions quelque part au fond du crâne, une mitraille de questions.

De ces deux heures à feu nourri, je pourrais te raconter la voix rigolarde de l’un, l’œil vif d’un autre, je pourrais te dire la dégaine fatiguée de celui du fond, avachi sur sa chaise, les idées ailleurs, et l’attention en alerte de son voisin de la rangée de devant, dont on apprit plus tard qu’il était une « célébrité », je pourrais te parler de l’accent de la Martinique, de l’accent du titi parisien, de l’accent édenté, de l’accent cent pour cent Sarthe, je pourrais te parler de celui que les autres ont surnommé « Prof », lunettes sur le nez, cheveux mi-longs coiffés en arrière, humour à fleur de peau, je pourrais te décrire celui qui a derrière lui un parcours d’ancien espoir du football, celui dont on a pigé après coup qu’il avait fréquenté tous les ports du monde, celui qui a fait de la psy et qui a cogné trop fort, trop dur, je pourrais te raconter tout cela, mais tout ne serait que bribes, ambiance tronquée, portraits morcelés. Non. Ce qu’il reste, c’est la mitraille. La mitraille de leurs questions. Parce que pendant deux heures, on a parlé bouquin, écriture, travail et mise à nu.

***

Je n’ai pas toujours eu les réponses. Mais eux, ils étaient venus avec leurs points d’interrogation.

« Tous ces personnages, vous les avez inventés ou vous vous êtes inspirés de gens que vous connaissez ? » / « Et vous comptez en faire un film de votre livre ? Ça aiderait à le faire connaître, vous vendriez plus d’exemplaires » / « C’est combien le maximum qu’on peut gagner avec un livre ? » / « Et pourquoi vous n’écririez pas une histoire comme Harry Potter ? On sait que ça marche, ça. » / « Vous vous faites aider pour “étaler” ? Je veux dire des fois dans les livres il y a des descriptions qui durent sur plusieurs pages, on voit bien que c’est seulement pour faire plus gros. Dans ces cas-là, il y a quelqu’un qui vous aide ? » / « Il y a des gens qui se sont reconnus, dans votre livre ? Ils en ont été flattés ? Ou ça les a blessés ? » / « Comment vous décidez du prix du livre ? » / « Avec un titre comme “Boys”, on aurait pu penser à un livre gay, non ? Vous y avez pensé ? » / « Quelles ont été vos influences ? Qu’elles soient musicales, littéraires ou même picturales ? » / « Mais si vous avez été journaliste, pour vous ça a été plus facile d’inventer non ? Vous avez rencontré plein de gens, vous avez déjà connu plein d’histoires. » / « Pourquoi vous venez perdre votre temps avec des prisonniers ? C’est vrai quoi, vous avez sans doute mieux à faire. » / « Vous vous autorisez à faire de la pub pour votre livre ? » / « C’est quoi la différence entre un conte et un roman ? » / « Et c’est quoi la différence entre vous et Agatha Christie ? J’ai beaucoup lu les livres d’Agatha Christie. Vous travaillez pareil ? » / « Quelles ont été les exigences de votre maison d’édition ? » / « Pourquoi vous n’avez pas raconté l’histoire d’une prison ? Tous vos personnages, ils auraient très bien pu vivre dans une prison ! »

***

Plus tard, huit d’entre eux sont restés pour un atelier d’écriture autour de cette seule consigne : commencer son texte, d’inspiration libre, par la phrase « C’était mieux avant ». Tous ont écrit, une demi-heure durant. Sur les huit, deux ont refusé de lire à haute voix devant le groupe. Pas question ici de reproduire leurs contributions, là-bas les murs sont trop hauts pour que les mots jouent à saute-mouton. Leur prof a écrit, elle aussi. Églantine a écrit. Charlotte a écrit. J’avais écrit. Voici mon texte. En souvenir de notre rencontre, au début de l’été 2019, avec les détenus de la maison d’arrêt des Croisettes, à Coulaines.

***

« C’était mieux avant, la soie de tes doigts, le vent de ton haleine, tes soupirs à défaillir, les mots que tu ne réservais qu’à moi.

C’était mieux avant, c’était mieux toi, l’attache fragile de tes épaules, étroites, adolescentes, si minuscules, c’était mieux tes chevilles, tes hanches, tes cuisses, c’était mieux ton cul que j’empoignais à pleines forces, à pleines mains, c’était mieux tes mouvements de bassin, tes saccades, nos saccades, c’était mieux tes seins à pleine bouche, à pleine langue. Tu te rappelles ? On parlait la même, de langue. Toi et moi, sur une même longueur d’onde. On parlait la même langue… Et moi je dévorais la tienne.

C’était mieux avant, quand nos yeux sans rien dire se racontaient tout, tout et plus encore, et qu’à court de souffle, exsangue, le corps vide de la dernière larme de plaisir, tu plongeais dans l’ailleurs, paupières closes, respiration douce, quand il te tombait dessus, je m’en souviens, le sommeil t’emportait d’un coup et sans bruit.

C’était mieux avant, nos réveils à quatre mains, enchevêtrés, le désir de bon matin, la corrida sous les draps, le feu sous la peau, le café ensuite que je préparais, l’oreiller calé dans ton dos, la tasse que j’avais remplie tenue contre toi, tes cheveux en désordre, enfiévrés, alors je revenais dans le lit, auprès de toi, je te retrouvais et toujours l’on recommençait. Toujours. Toujours. C’était mieux avant. Avant, il y avait toujours un après. »

*

Pierre Théobald est l’auteur de Boys, publié en avril 2019.

Crédit photo : Maxime Metzelard.

Un commentaire sur “Sous la mitraille – Pierre Théobald

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  1. Ça me touche tout ça, ça me touche…La rencontre, la mitraille…et puis ce petit texte, si court et si concentré en évocations, en parfums, en souvenirs. En tristesse aussi. Ça me touche!

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